(Faire face à l’obscurité une fois de plus)
Comment vous souviendrez-vous de cette période inattendue que nous avons traversée, pendant laquelle, pour un moment, nous ne savions plus trop comment les choses fonctionnent normalement, comment s’y adapter et où aller à partir de là ?
Je dois admettre que j’ai une fascination pour les environnements difficiles, les endroits énigmatiques où l’on ne voit pas tout de suite leur beauté, où il faut trouver un moyen, ma propre façon de découvrir leur véritable identité pour les comprendre et pouvoir les apprivoiser. C’est peut-être mon karma. La plupart de mes plongées se font dans des grottes, des épaves profondes dans des eaux sombres avec de forts courants, dans l’Arctique ou en faisant la traversée de 70 km de plongée le long de l’île de Montréal au Canada.
Mais cette fois, mon expédition m’emmène dans un endroit où l’histoire a commencé il y a longtemps. À une époque où le visage de la planète a changé, où la vie était menacée et, d’une certaine manière, l’est encore aujourd’hui.
Il y a quelque 215 millions d’années, un astéroïde a frappé la terre au milieu de ce qui est aujourd’hui la plus grande réserve naturelle du Québec, l’île René Levasseur. L'”Œil du Québec” qui en résulte est visible depuis l’espace – ce cratère d’une centaine de kilomètres de large est l’un des plus grands astroblèmes du monde.
Un jour, entre deux tournages et expéditions, je regardais le site de la NASA et je contemplais les photos étonnantes de nombreux éléments de notre planète qui n’ont pas été documentés depuis le plancher des vaches, comme on dit. Et puis j’ai pris le temps de regarder de plus près cet endroit qui m’intriguait depuis des années : L’Œil du Québec ! Une des caractéristiques que les astronautes aiment apparemment photographier lorsqu’ils passent par ici. Le cratère est surtout connu ici sous le nom de Réservoir Manicouagan, créé par l’un des plus grands projets hydroélectriques des années 60 au Canada avec le plus grand barrage à voûtes multiples du monde: MANIC 5.
Même si j’ai pu trouver un bon nombre d’images de l’espace ou de la surface, pas une seule image sous-marine. Comment cela se fait-il ? Il était temps pour moi de mettre sur pied la première expédition pour y jeter un coup d’œil.Non seulement c’est un immense réservoir de 1942 km2, mais il se trouve que c’est la deuxième plus grande réserve de biosphère de l’UNESCO au Canada, au milieu de la fragile forêt boréale.
Pour aller là-haut, nous devions être complètement autonomes : bateau, compresseur et équipement de plongée et tournage habituel. Nous avons donc rempli mon mini-van de tout ce à quoi vous pouvez penser, en remorquant un petit bateau chargé de plus d’équipements, et de réservoirs à essence.
Et nous voilà partis, avec Mjee ma partenaire et Jacques notre capitaine de bateau, parcourant 1000 km pour traverser le 51e parallèle nord. Conduire vers le nord est déjà une aventure en soi, en prenant la route qui mène au Labrador. La dernière section de la route est une section propice aux accidents connue pour son mauvais revêtement et ses virages serrés (la blague des camionneurs étant que vous ne pouvez voir vos propres feux arrière).
Une fois arrivés, nous avons établi notre camp de base, la station de remplissage et mis le bateau à l’eau. Le réservoir est si grand, avec un nombre d’accès plus que limités. Le long du réservoir, il y a une station-service et une station scientifique/touristique. Pas de ville, rien, mais beaucoup de moustiques qui vous attendent.
Comme il n’y a pas de carte bathymétrique disponible et peu d’informations, le premier jour a été consacré à l’observation au sonar du réservoir. La météo change constamment, allant d’un vent fou à une pluie battante, en passant par le soleil, les nuages et le calme, mais attendez….. Prenez tous ces éléments, secouez-les ensemble et pulvérisez-les tout au long de la journée. Vous ne savez jamais combien de temps ça va durer, ça peut être 5 minutes, ça peut être une heure.
Quand le soleil brille, le paysage est vraiment étonnant, une route au milieu de la forêt entourée de lacs, de rivières et du réservoir dans lequel la météorite a dessiné des îles et d’autres falaises et pentes douces, nous naviguons lentement entre les hauts-fonds, les rochers et l’inconnu.
Avec le sonar, nous avons commencé à établir nos zones de travail. Avant l’inondation, l’ancienne rivière se trouvait à 150 mètres sous le niveau d’eau actuel, et la profondeur réelle au milieu est de plus de 350 mètres. Les possibilités sont infinies et la plupart sont inatteignables.
Grâce au sonar, nous avons pu voir immédiatement ce à quoi je m’attendais: la forêt submergée. Nous pouvions clairement voir des arbres tombés et des arbres droits encore debout, presque intact. La densité de la forêt semblait similaire à celle de la terre ferme. Nous avions toutes les informations de base pour planifier la première plongée.
Le lendemain matin, nous arrivons sur notre premier site. Nous jetons une petite ancre et une longue corde attachée à une bouée. Nous sautons à l’eau et dès que nous descendons, après quelques mètres, nous sommes entourés d’une eau sombre, rougeâtre. Nous descendons lentement avec un mélange de respect pour ce lieu et de prudence. Nous ne voyons rien. C’est le noir complet. Mjee a une lampe de 60 000 lumens, mais si la lumière n’est pas face à moi, je ne peux pas la voir et je n’arrive pas à le croire, pas même une ombre pâle. L’eau absorbe tout. Nous atteignons ce que nous pensons être un arbre debout. La cime est intacte. Elle n’a pas été écrasée par la glace alors que le niveau de l’eau montait pendant l’ennoiement durant 13 ans. Il n’y a plus de cônes, plus d’aiguilles, mais le pin semble intact avec son écorce recouverte de sédiments qui n’ont pas été perturbés jusqu’à notre plongée.
À cette profondeur, l’eau devient froide autour de 5° Celsius. Mjee libère l’ancre et la ligne vers la surface avec le sac de levage. Si nous la hissions de la surface, elle serait coincée avec toutes ces branches. Et ne pensez pas que nous puissions la retrouver à la fin de la plongée pour remonter et cela aurait été la pire des idées de mettre un fil d’Ariane pour se déplacer. Le temps de regarder mon appareil photo et de replacer les bras des lampes déjà heurtés par les branches, je lève les yeux et je ne vois plus Mjee. Elle a tout simplement disparu. Je fais un 360 degrés, regarde au-dessus de moi, mais rien et puis je crois percevoir un halo de lumière devant moi. Elle n’est même pas à 2 mètres. Waow ! À ce moment précis, je me demande : à quoi j’ai bien pu penser? Bien sûr, je savais qu’il ferait nuit noire, qu’il serait presque impossible de communiquer, mais même si nous avons beaucoup tourné ensemble dans des grottes, c’est tellement différent ici, nous sommes vraiment rendues dans un niveau d’obscurité plus poussé.
Nous continuons à plonger et à explorer, en essayant de voir si nous pouvons atteindre le sol à travers les arbres. Dès que nous touchons quoi que ce soit, un épais nuage de sédiments s’anime et nous devons nous éloigner, plus loin, si je veux être en mesure de faire une seule image décente de cette plongée.
Alors que nous explorons ce qui semble être un environnement pétrifié, je ne peux m’empêcher de penser à cette forêt qui est submergée depuis les années 70 et à la résilience de ces arbres quasi intacts.
Plongées après plongées, nous avons commencé à comprendre la spécificité de cette terre. C’est plus qu’un autre réservoir, un autre plan d’eau. Mjee et moi avons trouvé un moyen de mieux filmer cet environnement afin de révéler ce que nous trouvons étonnant. Deux mois plus tard, nous y sommes retournés, mais cette fois avec un groupe d’artistes multidisciplinaires de France et du Québec. Ce groupe comprenait un poète autochtone, un écrivain, un cinéaste autochtone, un artiste contemporain, un expert en lidar et nous, l’équipe de cinéastes sous-marins. Dans ce projet, en tant qu’explorateurs sous-marins, nous mettons en perspective la beauté de ce que nous voyons avec l’histoire, la géologie, notre relation avec la terre et surtout comment nous pouvons construire un meilleur avenir avec ce que nous apprenons ensemble tout en questionnant et en explorant notre planète. L’exploration des eaux de la planète devient une Reconnexion avec la nature qui nous nourrit.
Le projet Manicouagan fera l’objet d’expositions en France en 2022 et au Canada en 2023. D’ici là, avec Mjee et une équipe de plongeurs dédiés, nous retournerons poursuivre l’exploration de la forêt afin d’aller plus en profondeur et documenter l’évolution de la forêt immergée.
Je crois que tous les explorateurs partagent cette curiosité inextinguible qui nous pousse à aller plus loin, plus profondément, plus longtemps, tout en apprenant à affronter le froid, l’inconfort, la fatigue, le doute et tout ce qui nous pousse à continuer encore et encore. Il doit y avoir quelque chose de si agréable, il doit y avoir ce moment où, pour tant de raisons, nous nous sentons complètement vivants.
Et c’est bien ce que chaque immersion offre à tous plongeurs, n’est-ce pas ?
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